Interview de Sally Costerton par Sébastien Bachollet

FGI France
9 min readJul 11, 2023

Propos recueillis dans le cadre de la plénière d’ouverture du FGI France 2023 : “A l’occasion des 25 ans de l’ICANN, quelle gouvernance de l’Internet dans 10 ans ?”

Sally Costerton (photo : DR, ICANN)

[Sébastien Bachollet]
Sally, vous êtes actuellement PDG par intérim de l’ICANN, et vous êtes toujours conseillère principale du président et vice-présidente senior en charge de la relation avec les parties prenantes mondiales.
Vous avez rejoint l’ICANN, il y a plus de 10 ans et cette année l’ICANN fête son 25e anniversaire.
Je vous remercie d’être parmi nous aujourd’hui à l’occasion du FGI français.
Trois structures At-Large sont membres d’EURALO et font partie de l’organisation de ce FGI français : ISOC France, membre fondateur d’EURALO, E-seniors et Éclairement, la toute nouvelle ALS d’EURALO.
J’aimerais vous poser trois questions. Mais peut-être quelques remarques introductives ?

[Sally Costerton]
Chers amis, je vous remercie pour l’invitation et le privilège d’être ici avec vous, même si c’est en ligne. Je suis heureuse de participer à cette plénière sur un sujet très lié à mon rôle en tant que PDG de l’ICANN mais aussi et surtout comme utilisatrice d’Internet !

Je tiens aussi à présenter au nom de l’ICANN mes vives félicitations pour avoir organisé cette nouvelle édition du FGI France. C’est un témoignage de l’importance du dialogue national sur la gouvernance de l’Internet et de votre soutien aux principes du FGI après avoir accueilli le forum global en 2018. L’ICANN est heureuse d’être à vos côtés pour cette édition.

Nous célébrons cette année le 25ème anniversaire de l’ICANN. C’est l’occasion pour moi de vous remercier pour votre participation active au sein de la communauté de l’ICANN et dans les différents forums de discussion sur la gouvernance de l’Internet, ainsi qu’à Bruxelles, au Parlement et au Conseil de l’Union Européenne. Les positions de la communauté Internet française, dès fois critiques sur les thématiques de la gouvernance, sont néanmoins toujours constructives et tendent à préserver les principes d’ouverture et de participation multipartite.

Aujourd’hui la réglementation de l’Internet est devenue un enjeu géopolitique. Je suis plus que jamais convaincue de l’importance de :

  • Sauvegarder le caractère interopérable global de l’Internet. Ce qui est ma principale préoccupation.
  • Participer et soutenir le modèle multipartite de gouvernance technique de l’Internet. À l’ICANN, mes collègues et moi-même travaillons dur pour nous assurer que les nombreux ministères, gouvernements et parlements qui œuvrent pour la régulation de l’Internet sont conscients de la manière dont leurs collègues participent activement à l’ICANN et à d’autres organisations techniques mondiales.
  • Continuer à développer le modèle multipartite, en préservant le principe de prise de décisions « bottom-up », la représentativité de tous les acteurs et ainsi œuvrer pour inclure toutes les communautés encore sous-représentées. Dans ce cadre, des initiatives comme la Coalition pour une Afrique Numérique, l’acceptation universelle, les IDN et le nouveau programme de bourses de l’ICANN sont primordiales.
Sébastien Bachollet, FGI France 2023 (Photo : DR Florence Gaty)

[Sébastien Bachollet]
Ma première question
Quels sont les principaux changements intervenus autour de l’ICANN depuis que vous y travaillez ?

[Sally Costerton]
Comme vous l’avez bien dit, cela fait dix ans que je travaille à l’ICANN, et il y a eu plusieurs changements majeurs au cours de cette période. Mais avant d’en parler, j’aimerais profiter de cette occasion pour saluer le soutien et la contribution de la communauté Internet française à l’ICANN et au modèle multipartite.

La France a été bien représentée au Conseil d’administration de l’ICANN, par Sébastien Bachollet, Bruno Lanvin, Jean-Jacques Subrenat et Bertrand de la Chapelle.

En ce qui concerne les principaux changements survenus autour de l’ICANN au cours de la dernière décennie, deux choses me semblent marquantes : la pandémie mondiale et l’incroyable croissance de l’Internet.

En 2020, première année de la pandémie, l’utilisation de l’Internet a augmenté de plus de 10 %, soit la plus forte hausse jamais observée depuis plus de dix ans.

Le nombre d’utilisateurs d’Internet a encore augmenté, passant de 4,5 milliards en 2020 à plus de 5,3 milliards aujourd’hui.

Cette croissance remarquable est particulièrement évidente en Afrique. L’Afrique comptait près de 570 millions d’internautes en 2022, soit deux fois plus que le nombre de personnes en ligne en 2015.

Pour favoriser l’accès à Internet des communautés du monde entier, l’ICANN cherche à promouvoir l’adoption de l’acceptation universelle.

L’acceptation universelle est une exigence technique qui permet de garantir que l’ensemble des noms de domaine et des adresses de courrier électronique, indépendamment de leur script ou leur longueur en caractères, puissent être utilisés dans toutes les applications, les dispositifs et les systèmes Internet.

Si pendant plusieurs décennies l’Internet a été un vecteur de croissance et de développement, pendant la pandémie de COVID-19, il est devenu une nécessité vitale pour travailler, apprendre, accéder aux services de base et rester en contact avec ses proches pendant la période de confinement.

En Europe, l’adoption de lois telles que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est un exemple des conséquences imprévues que les réglementations peuvent avoir sur le DNS et le modèle multipartite.

  • Face à cette situation, l’ICANN s’est attachée à mettre en œuvre des politiques et à construire des systèmes destinés à faciliter l’accès aux données d’enregistrement des domaines génériques de premier niveau (gTLD), tout en respectant la loi.

L’ICANN est une organisation technique et non politique ; elle ne s’est donc jamais autorisée à politiser des questions liées à sa mission.

Citons à titre d’exemple le cas du ministre ukrainien des Affaires Étrangères qui, en 2022, a demandé à l’ICANN de suspendre le nom de domaine « .ru ».

L’ICANN n’a pas donné suite à cette demande pour deux raisons : tout d’abord, parce que cela irait à l’encontre de sa mission, qui est de contribuer à garantir un Internet stable, sûr et unifié. Et deuxièmement, parce que ce n’est pas techniquement possible. N’oubliez pas que l’Internet dans sa totalité est un système décentralisé. Aucun acteur n’a la capacité de le contrôler ou de l’arrêter.

[Sébastien Bachollet]
Quels sont les principaux changements intervenus au sein de l’ICANN depuis que vous y travaillez ?

[Sally Costerton]

Lancement du Programme des nouveaux gTLD

L’ICANN a connu plusieurs réalisations majeures pendant mon mandat, à commencer par le lancement du programme des nouveaux domaines génériques de premier niveau en 2012.

Cette initiative a été lancée par l’ICANN en vue d’augmenter le nombre de domaines génériques de premier niveau, ou gTLD, au-delà des domaines traditionnels tels que .com, .net, .org, .info, .cat et autres.

Le programme a permis la plus grande expansion du DNS à ce jour et a abouti à plus de 1 200 délégations.

L’introduction des nouveaux gTLD sur Internet avait pour objectif de renforcer la concurrence, l’innovation et le choix des consommateurs. Le programme a aussi apporté un grand nombre de nouvelles mesures de protection qui contribuent à la sécurité, à la stabilité et à la résilience de l’Internet.

Il a permis l’introduction de nouveaux gTLD tels que .app, .shop et .bank, ainsi que des noms de domaine internationalisés (IDN) dans des alphabets non latins.

L’introduction des IDN rend possible un Internet multilingue et permet aux gens de naviguer sur le web dans leur propre langue.

La transition du rôle de supervision des fonctions IANA

La transition du rôle de supervision des fonctions IANA en 2016 a été l’étape finale d’un processus long de près de deux décennies visant à transférer au secteur privé la coordination et la gestion du système des noms de domaine assurée par le Département du commerce des États-Unis.

Le plan de transition élaboré par la communauté Internet internationale a conduit à une gestion mondiale de certaines fonctions techniques clés de l’Internet.

Le succès de la transition témoigne du travail acharné de la communauté Internet mondiale et de la force du modèle multipartite.

Le plan comportait un ensemble détaillé de mesures pour transférer la supervision assurée par le gouvernement des États-Unis d’un ensemble de fonctions techniques, connues sous le nom d’IANA (Autorité chargée de la gestion de l’adressage sur Internet), qui sont critiques pour le bon fonctionnement de l’Internet.

Les fonctions IANA comprennent la gestion des ressources de numéros de l’Internet, la gestion de la zone racine du système des noms de domaine et la tenue des registres faisant autorité pour bon nombre des codes et des numéros utilisés dans les protocoles Internet.

La transition a été l’étape finale d’une privatisation du système des noms de domaine (DNS) prévue depuis la création de l’ICANN en 1998.

La communauté française a participé très activement au processus de transition de l’IANA. Par exemple, Mathieu Weill a co-présidé la piste 2 du groupe de travail intercommunautaire chargé du renforcement de la responsabilité de l’ICANN. Et Sébastien Bachollet a également été très impliqué dans les discussions sur la diversité qui faisaient partie de la piste de travail 2. Je profite de cette occasion pour saluer également les contributions apportées à l’ICANN par Philippe Fouquart, qui a présidé le Conseil de la GNSO entre 2020 et 2022.

Lorsque le gouvernement des États-Unis s’est finalement dessaisi du contrôle qu’il exerçait sur l’ICANN à l’issue du transfert de la supervision des fonctions IANA, la participation de la communauté mondiale a été encore facilitée.

Mondialisation de l’ICANN avec l’ouverture de bureaux à Istanbul et à Singapour

La mondialisation de l’ICANN permet à l’organisation de multiplier ses services dans le monde entier et de travailler à l’accomplissement de sa mission avec les communautés Internet locales.

À l’occasion du FGI qui a eu lieu l’année dernière, l’ICANN, en collaboration avec l’UIT, l’Association des ccTLD africains et l’Association des universités africaines, a annoncé le lancement de la Coalition pour une Afrique numérique. Je tiens à remercier Pierre Bonis, directeur général de l’AFNIC, pour le soutien que l’AFNIC apporte aux initiatives de renforcement des capacités menées par la Coalition.

Il y a dix ans, l’ICANN lançait une stratégie d’implantation internationale, de l’Afrique à l’Amérique latine et aux Caraïbes, et du Moyen-Orient à l’Asie-Pacifique.

La communauté de l’ICANN est passée de trois quartiers généraux (Los Angeles, Washington et Bruxelles) à cinq bureaux régionaux (Los Angeles, Bruxelles, Istanbul, Montevideo et Singapour). Nous avons aussi des bureaux de liaison à Washington, à Genève, à Pékin et à Nairobi.

Par exemple, la fonction en charge de la relation avec les parties prenantes mondiales que je dirige est responsable de promouvoir la participation des parties prenantes et de les sensibiliser à la mission de l’ICANN à travers le monde. La fonction en charge de la relation avec les gouvernements et les organisations intergouvernementales interagit avec les Nations Unies, les agences de l’ONU et les institutions de l’Union européenne, établit et maintien des relations bilatérales avec les ministères des Affaires Étrangères et collabore avec le Comité consultatif gouvernemental.

L’objectif est de fournir le meilleur service possible à la communauté, dont les besoins varient considérablement d’une région à l’autre.

L’équipe GSE fait office de point de contact pour l’organisation et la communauté de l’ICANN dans les différentes régions. Elle a pour mission d’accroître la sensibilisation, d’améliorer la compréhension du rôle et des attributions de l’ICANN, et d’encourager la participation à l’élaboration des politiques de l’ICANN et aux activités techniques de l’organisation.

L’équipe GSE travaille en première ligne pour honorer les engagements de l’ICANN et garantir une participation vaste et éclairée, à la mesure de la diversité fonctionnelle, géographique et culturelle de l’Internet.

L’équipe GE s’occupe de questions délicates se rapportant aux gouvernements et aux OIG, dont les débats portent constamment sur des sujets qui touchent à la mission de l’ICANN. Les Nations Unies, l’UIT et d’autres organisations disposent d’un certain nombre de groupes de travail et de comités qui participent régulièrement à des délibérations liées à l’Internet. Nous nous efforçons en permanence de partager des informations et de mener des actions de sensibilisation pour éviter tout risque de perturbation du fonctionnement technique de l’Internet unique et interopérable. Permettez-moi de préciser que la France fait partie des pays représentés par ces OIG, qui comprennent bien l’importance de ces délibérations et y participent activement.

[Sébastien Bachollet]
Où voyez-vous l’ICANN dans dix ans ?

[Sally Costerton]
L’ICANN continuera à se concentrer sur l’accomplissement de sa mission, qui consiste à garantir le fonctionnement stable et sûr des systèmes d’identificateurs uniques de l’Internet, et notamment du DNS.

Nous continuerons également à soutenir la diversité linguistique de l’Internet et à œuvrer en faveur de l’inclusion numérique.

À cette fin, nous nous focaliserons sur les régions du globe qui devraient connaître la plus forte croissance dans l’utilisation de l’Internet.

  • La République du Congo figure parmi les pays d’Afrique qui connaissent la croissance la plus rapide de leur population d’internautes.

La communauté multipartite de l’ICANN doit continuer à travailler ensemble pour que les politiques qui régissent les aspects techniques de l’Internet soient adoptées à l’échelle mondiale.

Avec le lancement de la prochaine série de nouveaux gTLD, de nouveaux gTLD seront ajoutés à la racine, élargissant ainsi le choix, la concurrence et l’accès à Internet.

Enfin, le modèle multipartite ne cessera d’évoluer sur le plan de la représentation mondiale et de l’inclusion.

[Sébastien Bachollet]
Merci, Sally, pour vos réponses et pour votre participation à ce FGI français.
Tous nos vœux de succès pour l’avenir de l’ICANN et pour vous-même.
À bientôt à Hambourg pour la réunion de l’ICANN qui aura lieu du 21 au 26 octobre 2023, une semaine après le FGI mondial à Kyoto (Japon).

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